Bleu piscine

Publié le par Isabelle

Bleu piscine

J’avais toujours eu bien trop peur de m’aventurer dans l’océan. Il me semblait qu’il m’emporterait trop loin et que jamais je ne pourrai revenir. Comme si une fois dans l’eau, des courants plus forts et contraires m’auraient fait disparaître à jamais. Alors je restais toujours près du bord pour me garder des vagues, bien cloisonnée et à l’abri dans les limites de mon espace protégé.

Mais j’aimais marcher sur la plage, sentir le sable ou les rochers sous mes orteils, mes chevilles et la plante de mes pieds exécutant leur danse d’équilibriste sur le relief irrégulier. Les yeux vers le large, j’observais le mouvement des goélands, la course des nuages, et les sillons des voiliers. Parfois, au sommet d’une dune, je m’arrêtais sur une jambe, les bras tendus vers le ciel, doigts bien écartés, me laissant traverser par le vent. J’étais un cerf-volant… Parfois je m’allongeais et j’écoutais le souffle des vagues : tantôt léger bruissement ou lourde respiration selon la force du vent. Les yeux fermés, je dessinais dans ma tête les créatures fantastiques qui peuplaient les fonds marins de mon imagination : écailles multicolores, yeux vides et ronds, mâchoires féroces ou gracieuses sirènes. Je me figurais les profondeurs de l’océan comme un monde féerique et inquiétant, au sein duquel je tournoyais parmi baleines, murènes et pieuvres géantes.

J’aurais pu rester indéfiniment seule ainsi sur la plage. J’y savourais la liberté qui me manquait au quotidien. Posée sur la terre ferme, et l’esprit dans les grands fonds, il n’y avait aucun danger. C’était pure rêverie et douce tranquillité.

Lorsque je voulais nager, je le faisais à la piscine municipale.
Je m’y rendais une fois par semaine. J’enchaînais pendant une heure des longueurs de bassin, rectilignes et rythmées, ponctuées de petites pauses immobiles sous la surface de l’eau pendant lesquelles, les doigts posés sur le revêtement de mosaïque bleue, je restais sans bouger. J’écoutais les bruits du monde extérieur qui me parvenaient déformés. Les ondes sonores mouvantes et hypnotiques me berçaient. J’aurais pu m’endormir… C’était si apaisant. 
Revenant ensuite à la surface, je reprenais lentement mon souffle puis retournais dans mon couloir poursuivre les longueurs, l’esprit vide, comme peu à peu dissoute dans le liquide sur lequel je glissais. J’aurais voulu être une créature amphibie aux nageoires de voiles et aux écailles multicolores.

La pleine Lune brillait de tout son éclat ce jeudi soir quand j’arrivai à la piscine à 19h00. 
Nous avions changé d’heure le dimanche précédent pour passer au rythme d’hiver, et j’avais l’impression d’être déjà au beau milieu de la nuit en approchant du bâtiment à peine éclairé par un faible néon dans ce quartier résidentiel calme et silencieux.
Dans le hall d'entrée résonnaient les ploufs et clapotis du bassin, comme si l’air lui-même était liquide. Je tendis comme chaque semaine ma carte au guichetier qui la poinçonna et me la rendit avec un léger signe de tête, sa façon habituelle de me dire bonsoir.

Le couloir menant aux cabines, peint en vert tendre et éclairé de spots tremblotants, me donnait l’impression d’être déjà immergée dans un monde aquatique. Je me déshabillai, enfilai mon maillot puis déposai mon sac et mes vêtements au vestiaire.
Les douches, bien alignées, étaient toutes inoccupées. Je me glissai sous la première et actionnai le bouton poussoir. Je me frictionnai rapidement sous le jet vif puis, les épaules contractées par l’eau un peu fraîche, je me hâtai de gagner le bassin. 
Il était quasiment vide, seulement fréquenté à cette heure par quelques nageurs venus s’entraîner après leur travail. Les bruissements de l’eau résonnaient jusqu’au plafond et se répercutaient de toutes parts. Je m’approchai des baies vitrées en posant ma serviette sur un banc, et contemplai la Lune très haut dans le ciel et l’obscurité froide autour. J’aurais aimé qu’elles se reflètent à la surface de l’eau. J’aurais aimé me baigner dehors au clair de Lune, sans aucun mur autour. Mais le bassin ne reflétait que les néons du plafond. Le rectangle de la piscine brillait sous l'éclairage artificiel comme une turquoise posée sur du velours.

J’ajustai mon bonnet, puis m’assis sur la margelle rugueuse et mouillée du bassin. Mes jambes allaient et venaient dans la douceur fraîche tandis que mes doigts suivaient la surface de la pierre humide. J’observai les quelques rares nageurs, ils avançaient chacun dans leur couloir en allers et retours réguliers, leurs visages apparaissant par intermittence à la surface. Je pris appui sur mes bras et sautai dans l’eau, puis j’ajustai mes lunettes et gagnai un couloir libre.

Je trouvai rapidement mon rythme de nage : une longueur, puis une autre comme une mécanique bien huilée. Mes pensées se dissolvaient dans l’onde, tandis que mon corps exécutait les gestes précis et cadencés en une chorégraphie de membres efficace et mesurée.

Je m’arrêtai à la dixième longueur et m’accoudai au rebord du bassin, puis enlevai mes lunettes. 
En face de moi à présent, la Lune brillait dans le ciel noir qui prenait à son contact une teinte de vapeur de lait. Dans son visage si pale, ses yeux doux et tristes semblaient m’observer. Elle paraissait si seule et si sage. Que pensait-elle de nous là-haut ?

J’aurais aimé la rejoindre, juste pour m’y perdre un petit peu. 
Comment serait-ce là-haut de sentir le sol sous ses pieds ? de le gratter avec ses ongles ? de s’allonger pour n’entendre à l’infini que son propre souffle, si loin du tumulte de la Terre ? J’aurais aimé pouvoir me jucher sur un petit cratère de Lune, et observer à mon tour le monde ici-bas, juste appréhender la pesanteur de la vie terrestre, ses habitudes et ses contraintes comme dans un livre d’images, regarder tout cela de loin, détachée de l’attraction terrestre.

Mes doigts caressaient toujours la surface rugueuse du bord de la piscine. Sous la plante de mes pieds, je sentais les irrégularités du carrelage. 
Tout était calme et silencieux. Étrangement calme et silencieux. Je me retournai vers le bassin. Il était vide. Les autres nageurs étaient partis. Je jetai un œil à la pendule au-dessus de moi. Vingt et une heures. Était-ce la nouvelle ou l’ancienne heure ? Combien de temps étais-je restée là à regarder la Lune ? Soudain, les lumières s’éteignirent. Seules quelques petites veilleuses disséminées éclairaient faiblement le bassin.

La piscine était comme un vaisseau illuminé perdu dans l’immensité de l’espace. La Lune, tellement brillante à présent, me semblait toute proche. 
Curieusement, je n’avais pas envie de sortir de l’eau, ni d’appeler un gardien. Je n’étais pas inquiète et je n’avais pas peur. Je me sentais étrangement à ma place, et puis personne ne m’attendait. Je remis mes lunettes et plongeai la tête sous l’eau. Tout était calme et silencieux. J’étais totalement seule, presque aussi seule que si j'avais été sur la Lune.

Je restai un moment bien sagement près du bord, comme pour ne pas me perdre, juste à écouter le silence. Je pris ensuite une grande inspiration et poussai sur mes jambes pour gagner le fond du bassin. C’était si paisible d’être là au milieu de l’eau, sans personne, j’aurais pu rester des heures ainsi. J’enlevai mes lunettes et mon bonnet, mes cheveux ondulaient autour de mon visage, tels de fins tentacules. Au-dessus de moi, des petites étoiles, rapides éclairs et croisillons blancs dansaient sous la surface comme un rideau pailleté. Je tournai sur moi-même. C’était si pur là-autour, et si sûr aussi. Pas de grand fond, juste le fond plat et mon corps doucement balancé par les légers mouvements de l’eau. 

Et puis dans le lointain, j’aperçus une lueur, timide et blanche, couleur nuage de lait. Elle tremblotait comme le font l’été les ondes de chaleur sur le bitume. Je gardai les mains posées à plat et je restai sans bouger, attentive. C’était curieux, j’étais toujours au fond de l’eau mais c’était tellement facile à présent, pas besoin de jouer des membres pour rester en bas. Je restai posée tout simplement, et j’observais l’eau mouvante tout autour… Blup Blup Blup… des petites bulles dansaient au-dessus de moi. 

Je pris appui sur mes pieds et enchaînai quelques brasses pour m’approcher de la lumière. Mais elle semblait s’éloigner au fur et à mesure que je m’avançais, tout en restant cependant en vue. Je perçus alors quelques sons: une sorte de chanson plaintive, très douce, dont je ne comprenais pas les paroles mais qui résonnait au-delà des mots. Cette berceuse semblait venir de très loin et réveiller d’anciens souvenirs enfouis au plus profond de moi-même. C’était un murmure qui portait en lui à la fois le chant des oiseaux, le rythme de la mer et le bruit du vent sur les dunes. Il était entêtant comme un chant de sirène. Entre deux chuchotements, je perçus cette phrase, dictée tout bas à mon oreille "Au fond de l'eau, j'irai nager...". 
Une douce chaleur m’enveloppait, et l’immensité, dense et vide, pleine et vivante, se fit cocon tout autour de moi. Il n’y avait plus de balise, ni de couloir, il n’y avait plus que le large, à perte d’horizon…

La lumière s’éloigna brusquement, je m’élançai à sa suite et nageai pendant plusieurs heures, ou peut-être quelques minutes, mais sans ressentir aucune fatigue. J’étais portée et en même temps dissoute par l’eau bleue. Je croisai ça et là des monstres d’écume, sirènes à queues de voiles multicolores et douces murènes... Des volutes de lumière scintillante dansaient comme des aurores boréales devant mes yeux.

Je me perdis dans l’océan, et j’y retrouvai la Lune, sentinelle de la solitude. Et j’étais si bien. Je n’avais plus besoin de remonter, je n’avais plus qu’à me laisser glisser, tout là-bas, au loin…


Au matin, on trouva au fond de la piscine des lunettes et un bonnet, sur un banc une serviette oubliée et au vestiaire, un sac et des vêtements. Dans le sac se trouvait une carte d’abonnement périmée dont le membre ne figurait dans aucun fichier. Si dans un an et un jour, personne n’est venu les réclamer, le personnel pourra en disposer.

Publié dans Mini textes

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E
c'est un texte magnifique et je te le dis du fond du coeur ! est ce qu'il convenait pour le concours, je n'en sais rien, mais c'est un texte a garder précieusement !
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I
Merci beaucoup Églantine :)