Les autres souvenirs
Histoire rédigée dans le cadre des 48 heures de la nouvelle d'Edilivre, le thème était "Les souvenirs"
Chaque vendredi à onze heure trente, je vais chercher ma mère au centre pour l'emmener déjeuner. Elle a toujours aimé les restaurants chinois et il y en a justement un pas très loin. Comme elle a du mal à marcher, nous prenons notre temps.
Elle porte à chaque fois le même bonnet gris, même lorsque le temps est chaud. Le médecin m'a dit qu'il fallait profiter de sortir tant qu'elle l'acceptait encore, car son état pourrait s'aggraver sans prévenir.
A la porte du restaurant, une clochette tinte à notre arrivée, ce qui la surprend à chaque fois. Elle rit alors de surprise en me touchant doucement la main.
L'intérieur est traditionnel : tables et chaises en bois laqué noir, moquette rouge. Aux murs, des cadres en incrustation de fausse nacre figurent des dragons et des rizières. Ma mère a toujours aimé les voyages.
Ses yeux s'attachent aux petits détails : le calendrier en bambou, la fontaine, et surtout le chat de la chance qui remue sa patte sur le comptoir. De ses doigts un peu tordus, elle tripote les baguettes dans leur emballage en papier.
Ses yeux sont des billes couleur de nuages. Ils ont l'innocence de l'enfance, ils s'émerveillent de tout.
Elle m'appelle monsieur désormais. Je suis le monsieur qui vient la chercher une fois par semaine pour l'emmener en voyage. Un voyage toujours identique, et toujours renouvelé.
Elle réfléchit longtemps et me demande souvent conseil avant de passer sa commande. Une fois le serveur parti, ses yeux vont et viennent alentour, puis elle commence à parler.
J'aime quand elle raconte ses voyages, ses rencontres et ses aventures.
Je ne l'interromps jamais. Au contraire, je laisse sa petite voix me porter très loin. Je suis de nouveau l'enfant à qui elle racontait des histoires le soir pour s'endormir.
Dans ses récits, il m'arrive parfois de reconnaître un souvenir réel. Ce magicien tombé dans l'escalier un jour de neige, c'est moi quand j'avais onze ans, dans notre maison de Normandie, même si je n'avais pas de baguette ni de pouvoir magique. Elle avait soigné mon genou avec un pansement et un bisou.
Cette danseuse étoile faisant le tour du monde, est-ce elle ? J'aime à penser que ses rêves secrets se glissent parmi ses souvenirs imaginaires.
Je regarde ses mains ridées, ses yeux si clairs. En conteuse éclairée, ma mère sait mêler l'imaginaire et le réel. Elle a peut-être compris que les rêves sont souvent plus justes que la réalité.
Quand je la raccompagne au centre en début d'après-midi, c'est une princesse que je quitte le temps d'une semaine.